[#Patrimoines déchainés] Antoine Bayle, ou la police des Noirs au quotidien.

Le 2 mars 1810, le commissaire du quartier de Sainte-Anne reçoit dans son bureau un nommé Antoine Bayle. De ce dernier on ne sait rien, sinon qu’il vient de Pointe-à-Pitre, qu’il sait lire et écrire et qu’il souhaite occuper simultanément les deux places de commis à la police et de concierge de la geôle du quartier de Sainte-Anne. Les deux hommes font affaire.

Comme tout candidat désireux d’obtenir un poste Antoine Bayle promet d’exercer sa mission avec « zèle, probité et exactitude » et de se conformer aux ordres du commissaire. Le montant précis de ses émoluments n’est pas indiqué mais son salaire dépendra pour partie des droits qui seront payés par les justiciables ayant affaire à lui. Plus surprenant – cet avantage en nature a certainement un prix – il pourra garder pour son propre usage la tête des cochons qu’il aura trouvés divaguant librement dans les rues du bourg et qu’il est autorisé à tuer. En revanche, il sera tenu de rendre la carcasse des cochons à leurs propriétaires négligents.

Les instructions données à Antoine Bayle prennent une page entière du registre et le commissaire n’hésite pas à entrer dans le détail comme on peut le constater à la lecture du document. Quelques années à peine après le rétablissement officiel de l’esclavage qui met fin à la période dite de la « liberté générale » ouverte en juin 1794, les dispositions concernant la population servile sont nombreuses et obéissent à deux objectifs essentiels : d’une part, contrôler, en la limitant, la présence des esclaves dans l’espace public et réprimer d’autre part, toutes les formes de marronnage, faisant ainsi de chaque esclave trouvé en dehors de l’habitation de son maître, un suspect potentiel. Ces dispositions ne sont pas nouvelles et sont issues pour l’essentiel de l’arsenal juridique et administratif mis en place tout au long des XVIIe et XVIIIe siècles, traduisant ainsi, par-delà les époques, une forme de continuité immuable au sein de la société coloniale. On soulignera également que l’autorité du commis à la police s’arrête aux portes des habitations ; le propriétaire d’esclaves doit demeurer chez lui un maître absolu, sans risquer les effets d’une ingérence étrangère. Antoine Bayle a donc pour instruction d’arrêter tous les esclaves marrons et de les conduire à la geôle en se faisant aider si nécessaire par les escouades de la milice. Les déplacements des esclaves à l’extérieur sont étroitement contrôlés ; partir sans un billet de son maître est pour un esclave, surtout s’il vit dans un autre quartier, le risque d’être arrêté, conduit au bureau du commissariat et interrogé. Un esclave qui monte un cheval est en soi suspect mais plus encore s’il galope dans les rues : le commis à la police l’obligera à descendre de sa monture et à continuer à pied. La bride à la main. Cet exercice du maintien de l’ordre ne vise pas que les esclaves mais s’applique aussi aux « tapageurs », voleurs et suspects en tous genres, y compris les Blancs étrangers au quartier dont on se méfie.

La nuit surtout, avec le relâchement inévitable de la surveillance, est perçue comme le temps de tous les dangers et de toutes les craintes ; aucun esclave ne pourra donc sortir des habitations après 21 heures, à moins d’en avoir reçu l’ordre et Antoine Bayle doit s’en assurer, comme il doit empêcher les attroupements nocturnes d’esclaves que l’on craint par-dessus tout. Il lui incombe de surveiller les zones en marge de la vie du bourg, les écarts, les cases abandonnées, qui servent de repère pour les « nègres marrons » et les mauvais sujets. Les esclaves ainsi capturés sont conduits à la geôle pour être mis aux fers en attendant d’être rendus à leur propriétaire ou d’être conduits à Pointe-à-Pitre si la Justice les réclame. Chacune des actions est « facturée » au propriétaire, sous forme d’une taxe ou d’une amende, pas moins de 45 livres pour « la conduite des nègres à la Pointe-à-Pitre ».

Perçus comme dangereux pour l’ordre social de la colonie, et soumis en conséquence à une surveillance étroite des maîtres et des autorités publiques, les esclaves n’en sont pas moins nécessaires à l’économie de plantation mais aussi, de manière plus prosaïque, à la réalisation de travaux d’intérêt collectif dont le commis de police a la charge. Il pourra donc les utiliser comme main d’œuvre pour assurer le nettoyage de la place du bourg après le marché du dimanche matin ou pour entretenir la propreté des bords de mer encombrés par les ordures.

Car les missions d’Antoine Bayle ne se limitent pas au maintien de l’ordre ; elles englobent également l’application des règlements en matière de voirie publique, la lutte contre la divagation des animaux dans les rues du bourg, chevaux, cochons, cabris, et la police du commerce. Les boulangers, les bouchers sont particulièrement visés et l’on imagine volontiers les « fraudes du quotidien » sur les prix, sur la quantité autant que sur la qualité des produits vendus aux consommateurs. Mais c’est une autre histoire.

Le commis à la police du quartier de Sainte-Anne occupe une place modeste dans la hiérarchie administrative et il ne figure même pas dans les annuaires administratifs publiés à cette époque ; il n’en demeure pas moins un des rouages dont l’action permet à la société servile de fonctionner dans un mélange de contrôle social minutieux, d’exploitation contrainte et de proximité quotidienne.

 

EXTRAITS TRANSCRITS 

vie servile en Guadeloupe XIX e siècle, archives departementales Guadeloupe
[Fol. 149 v.]

TRANSCRIPTION

[dans la marge]. Nomination de M. Ant[oine] Bayle aux places de commis à la police et concierge du quartier de Sainte-Anne

Aujourd’hui deux mars mil huit cent dix, comparaît au bureau du commissariat à Sainte-Anne M. Antoine Bayle, ayant résidé en la ville de Pointe-à-Pitre ; lequel a demandé à occuper les places de commis à la police et de concierge de la geôle du quartier de Sainte-Anne aux appointements y attachés ; lequel a promis de remplir les devoirs de ses deux places avec zèle, probité et exactitude, en se conformant exactement aux instructions qui lui ont été données, relatives à la police et à la geôle.

En conséquence, nous lui en conférons la charge qu’il a volontairement accepté et a signé avec nous.

[signé] Bayle

[signé] Le commissaire civil, Charles de Richemont

Suivent les instructions qui ont été rédigées le 6 mars 1810 par le commissaire civil.

[Fol. 150 r./v.]

TRANSCRIPTION

[instructions] pour le quartier de Sainte-Anne

[le commis à la police et concierge de la geôle] veillera strictement à la sureté et à la [tranquillité publique et fera] des tournées dans le bourg et aux entrées et [sorties des tournées et] des patrouilles, demandera main-forte s’il est [confronté à] des nègres suspects et sans billet de leur maître se trouvant et errant dans le bourg ; il arrêtera les tapageurs, les voleurs, tous nègres marrons, les mettra à la geôle et rendra compte au commissaire civil du quartier ou à son bureau.

Il aura la même surveillance sur des blancs étrangers qui peuvent passer ou s’arrêter en ce lieu, qui paraîtraient sans aveu et suspects. Il les conduira par devant le commissaire.

Il tiendra la main à ce qu’aucun nègre ne soit dans les rues après la cloche de 9 heures du soir sonnée, à moins qu’ils ne soient envoyés par leurs maître pour des missions urgentes.

Il portera son attention à ce qu’il n’y ait point d’assemblée de nègres pour le jour ni d’attroupement nocturne ; les nègres étrangers résidant en d’autres paroisses seront arrêtés s’ils sont sans billet de leur maître et conduits au commissariat pour y être examinés et interrogés.

Plusieurs cases abandonnées situés dans des lieux retirés sur le derrière des maisons ou au bord de mer, servent et sont souvent la retraite des nègres marrons et des mauvais sujets. Il convient de les visiter souvent, de jour et de nuit.

Il veillera à ce que personne ne laisse des feux dans des culs de pots devant les maisons ou dans les cours.

Il fera observer la propreté dans les rues ordonnera de les arroser dans les temps de sécheresse, visitera les cours et les alentours des maisons, recommandera aux personnes qui y logent de ne souffrir aucune immondice ni fumier auprès de leur demeure.

Il portera ses mêmes soins sur la place et la fera nettoyer par des nègres tous les dimanches après la tenue du marché.

Il empêchera que le bord de mer ne soit encombré par des ordures que les nègres y jettent, les obligera de les jeter à l’eau.

Il arrêtera tous les chevaux libres dans les rues et sur la place, les fera conduire à la geôle fera payer aux propriétaires une gourde et la nourriture fournie aux chevaux.

Il aura le droit de tuer les cochons et les cabris qui seront libres dans le bourg. La tête des cochons appartient au commis à la police, et le corps aux propriétaires.

Il arrêtera tous nègres esclaves qui, montés sur des chevaux, galoperaient dans les rues ; leur fera mettre pied à terre et les obligera à conduire les chevaux par la bride.

La même attention pour les cabrouetiers qui font courir les bœufs ou les mulets aux voitures attelées ce qui peut occasionner des accidents

Il fera visite exacte et journalière chez tous les boulangers s’assurera si le pain est du poids qu’il doit être et la qualité et cuisson convenables. Ceux qui se trouveront en défaut, leur pain sera confisqué au profit des pauvres du bourg. Ils paieront une amende fixée par le gouvernement.

Il aura également l’attention de vérifier les poids, pots et mesures, de les détruire s’ils ne sont pas justes, tant chez les marchands boulangers, bouchers et poissonniers.

Il fera attention que les pêcheurs ne vendent leur poisson que le prix de la taxe, sous peine de confiscation et d’une amende.

Il rendra compte exact tous les jours au commissaire des découvertes qu’il pourrait faire et des choses qui peuvent intéresser la tranquillité et la sureté publique.

Il fera toutes publications ordonnées et posera les affiches aux lieux indiqués. Il tiendra un registre où seront …[lacunes]
… [lacunes] de monnaies ayant cours
Il se conformera au [tarif ci-dessous pour la perception des droits]
Savoir
Prise de nègres…[lacunes]
Entrée et sortie à la geôle…[lacunes]
<Ferrage et déferrage…[lacunes]
Gîte et geôlage : 12 sols et 6 deniers [par jour]
Nourriture par jour : 1 livre et 10 sols
Conduite des nègres à la Pointe-à-Pitre : 45 livres
Sainte-Anne, le 6 mars 1808.
[signé] Le commissaire civil, Charles de Richemont

 

 

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