Compter les esclaves. Le dénombrement de l’habitation-sucrerie Boyvin dite Beaumont, 1821.

Parmi les archives qui constituent le fonds de l’habitation Boyvin dite Beaumont, il existe un autre document, moins spectaculaire que le plan parcellaire de 1817 (voir le focus précédent) mais tout aussi caractéristique du régime servile. Cette pièce est purement administrative, parfaitement anodine au sein d’une société coloniale fondée sur l’esclavage mais elle est aujourd’hui d’une réelle rareté aux Antilles car ces pièces n’ont pas été conservées sous cette forme. Il s’agit d’un dénombrement d’esclaves, un document que les propriétaires d’esclaves devaient remplir chaque année sur un formulaire spécifique avant de le remettre à l’administration, cette liste permettant ensuite aux autorités de fixer le montant de la contribution due par les détenteurs d’esclaves. Il s’agit d’un impôt de capitation, payé par « tête d’esclave » déclarée.

Nous sommes en l’occurrence au mois de juillet 1821 et la liste des esclaves n’est pas dressée par le propriétaire de l’habitation Boyvin, Charles Théodore Boyvin, mais par son fondé de pouvoir, un nommé Jean-Baptiste Coudroy de Lauréal, lui-même propriétaire terrien dans le quartier du Moule. Originaire d’une famille arrivée à la Guadeloupe dès le milieu du XVIIe siècle, Charles Théodore Boyvin a quitté son île en 1819 et comme de nombreux autres propriétaires, il administre son habitation à distance, par l’entremise d’un représentant de confiance et d’un employé, un « géreur » chargé de faire fonctionner son habitation-sucrerie. Il s’agit de Pierre Benjamin, mentionné dans le dénombrement comme étant un libre de couleur. Coudroy de Lauréal et lui-même sont les deux seuls hommes libres rattachés à l’habitation Beaumont. Tous les autres sont des esclaves, au nombre de 201, répartis par âge et par sexe. La plus âgée s’appelle Jeanne, 85 ans, suivie de Louisonne, 84 ans. Le premier homme se dénomme Laurent, mais il est cité « pour mémoire » car il mort au cours de l’année, comme cinq autres esclaves. A l’inverse, Lauréal déclare plusieurs enfants dont les plus jeunes ont au plus un an. Leur présence est importante pour la perpétuation du système dans la mesure où la traite négrière vers les colonies françaises est interdite depuis 1817. Pour un propriétaire, faire naître des enfants sur son habitation est la solution la plus économique pour assurer le renouvellement de la force de travail de son atelier. Il n’a guère d’autre possibilité sinon d’acheter des esclaves auprès d’autres propriétaires ou de se procurer des esclaves « nouveaux », introduits illégalement dans la colonie. Nés dans la servitude, les enfants de l’habitation connaîtront sans doute la liberté en 1848 ; mais en 1821, ils ne le savent pas encore.

Les infirmes sont également mentionnés, au nombre de quatre, car leurs maîtres sont exemptés de l’imposition, à condition toutefois de pouvoir fournir un certificat médical délivré par une autorité médicale. Le formulaire précise que seuls les « esclaves mutilés, maniaques, ladres [atteints de la lèpre], perclus et aveugles » peuvent être considérés comme infirmes. En face de certains prénoms ou surnoms – les esclaves ne portent pas de noms de famille – figure la mention « divaguant » ou « divaguante ». Il s’agit en fait des esclaves marrons qui se sont enfuis, parfois depuis fort longtemps. Ils sont 5 à entrer dans cette catégorie, des hommes aussi bien que des femmes. Arlequin a 62 ans, Claire et Robertine ont respectivement 52 et 46 ans, tandis que Sophitte et Anne-Louise sont encore jeunes, 22 et 17 ans. Même lacunaires, ces informations sur l’âge ou l’origine ethnique sont précieuses pour mieux appréhender la vie de ces esclaves sur les habitations de la Guadeloupe. Les 200 esclaves de l’habitation Boyvin perdent ainsi un peu de leur anonymat, au milieu des 80 000 esclaves que compte la Guadeloupe à cette époque, qui travaillent notamment sur les 400 habitations-sucreries qui font la richesse de l’île et dont la plantation Boyvin fait partie. En 1835, 64 établissements de ce type sont recensés sur le territoire du Moule.

Arch. dép. Guadeloupe, 1 J 243, papiers de l’habitation Boyvin dite Beaumont.

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