[FOCUS SUR] Les Dieupart père et fils : brigands ou victimes ?

Lors du classement d’un vrac d’archives, des pépites peuvent parfois ressurgir. C’est ainsi que nous avons (re)découvert ce registre provenant du bureau du commissaire du quartier de Sainte-Anne entre le 21 octobre 1808 et le 17 octobre 1821. Marqué par le temps, ce document lacunaire, à la fois registre de main courante et cahier d’enregistrement, est le témoin des missions confiées au commissaire-commandant de Quartier, qui, au-delà du rôle d’organisation de Défense locale, avait également en charge de veiller à la paix civile.

Quelques extraits de ce registre nous permettent de découvrir les mésaventures de la famille Dieupart, père et fils du quartier de Sainte-Anne, entre 1812 et 1816.

Le 25 juillet 1812, la famille Dieupart père et fils, déclara qu’afin de lutter contre des vols de vivre, elle avait décidé de veiller et de réaliser des rondes sur le domaine. Le fils, alors qu’il se trouvait à la lisière de M. Gaigneron, soupçonna six des « nègres » de ce dernier en tour de garde, d’être les auteurs de ces vols. Afin de s’en assurer, il voulut visiter leurs ajoupas. C’est alors qu’Abraham l’en empêcha, le menaçant d’une baïonnette à la main : les cris qui suivirent réveillèrent tous esclaves de M. Gaigneron. Cet Abraham l’accusait de l’avoir « traité de voleur de cochon et d’en avoir l’odeur ». C’est à ce moment que le père arriva, leur dit des « vérités » et qu’ils répondirent « que les valets ne sont pas maîtres », ce qui « veut dire qu’ils sont envoyé par leur maître ». Devant ce manque de respect, le père leur asséna des coups de bâton ce qui inspira le silence et leur permit de s’échapper.

archives commissariat  saint-anne esclavage

Le 5 novembre 1813, le fils Dieupart se rend à son cours de danse dans le bourg de Sainte-Anne, quand sur le chemin, il est interpelé par Félix, esclave appartenant à M. Gaigneron : « à vela toi, toi té dit moi lautre jour que si moi té bate négrillons à toi, toi fè fouté moi, moi calé bate yeux et si toi bate moi, moi calé fouté toi » (qui pourrait être traduit par « Ah te voilà toi, tu m’avais dit l’autre jour que si je frappais tes négrillon, tu me ferais battre. Je bats les yeux et si tu me frappes, je vais te battre »). Pour régler cette « insolence » le fils Dieupart lui assène plusieurs coups de merisier. En réponse, Félix le prends par le bras et le jette au pied de son cheval. En retour, le fils Dieupart saisit une roche qu’il jette sur la tête de Félix qui à son tour lui rends la pareil en le manquant. Sur ce, le fils Dieupart retourne sur l’habitation de son père, d’où il venait, et allèrent, le père et le fils, à la rencontre de M. Gaigneron pour demander justice. Après leur avoir expliqué les faits, le maître de Félix affirme que « il n’en avait pas à rendre [justice], que son nègre n’avait pas tort, que nous [Dieupart fils et père] étions deux brigands, qu’il était un homme de paix et que nous mettions le brigandage dans le quartier ».

archives commissariat  saint-anne esclavage

Quelques mois plus tard, alors que Dieupart père est au repos sur son habitation, le soir du 30 juin 1814 vers 19h00, un domestique de son fils vient le réveiller pour l’informer que les esclaves de M. Gaigneron ont entouré « Petit Monsieur » et qu’ils l’ « assassinaient ». A ces mots, le père s’arme et se rend sur place où il trouve le cheval de son fils mais sans ce dernier. Le fils explique ensuite, qu’au moment de passer devant la mare de M. Gaigneron, il entendit « c’est lui ! c’est lui ! », qu’il fut entouré et jeté de son cheval. A ce moment, deux Noirs lui mirent deux serpes sous le cou, lui saisirent le bras en lui demandant de se taire tout en se faisant injurier de « maudit » et de « scélérat ». Là-dessus, le fils Dieupart demanda grâce et sur les cris de Marinette, il réussit à s’évader, rencontrant sur la route le nommé Guima, esclave appartenant à M. Godreau.

archives commissariat  saint-anne esclavage

La dernière déclaration, en date du 28 août 1816, relate les faits qui se sont déroulés alors que Dieupart envoie son économe, le mulâtre Peter, à la recherche d’un mulet qui se serait échappé. A peine son économe fut-il sorti de ses terres que Dominique, un esclave appartenant à M. Leheriey se jeta sur Peter à coups de sabre. Ce dernier esquiva et fuit. Il en fera la déclaration le même jour. Dieupart a entendu que son mulet avait été trouvé et conduit à la geôle : il prend alors son cheval mais rencontra le même Dominique, un coutelas dans une main et une houe dans l’autre. Après les injures de Dominique, Dieupart fils sortit son sabre et poursuivit Dominique qui jeta sa houe, se mit en garde avec son coutelas et défia le maître. Dieupart fils passe alors son chemin et vint faire cette déclaration.

archives commissariat  saint-anne esclavage

Ce registre nous donne un aperçu du mode de vie des habitants d’un quartier rural de la Guadeloupe au début du XIXe siècle : les extraits présentés nous donnent des indications sur l’existence des cours de danse, l’utilisation d’armes, l’utilisation de la langue créole par les « esclaves » et sa compréhension par les « colons » ainsi que sur la circulation des habitants ; le reste du registre nous donne des informations sur la vente d’esclaves et les désistements de droits sur ceux-ci ainsi que la circulation de valeurs notamment via les pertes de billets.

Ce registre est aussi un témoin des conflits interpersonnels qui émaillent la vie quotidienne de la Guadeloupe : vols, violence conjugale, « règlement de compte » par esclaves interposés, brigandage, insultes.

Les informations précieuses – et parfois pittoresques – portées par ce document, ne doivent pas occulter la finalité administrative de ce registre : il permet d’enregistrer des actes et des faits qu’un groupe d’individus juge important de voir inscrits avec leurs mots. Il ne permet pas de porter un regard généralisant sur la vie au début du XIXe siècle, ni de porter un jugement sur l’état de victime ou de coupable des différents protagonistes. Il faudrait pour ce faire, rapprocher ce document des fonds judiciaires conservés dans la série U des Archives départementales.

Retour aux actualités