[#Patrimoines déchainés] Inhumanité

Malgré la froideur des mots, les déclarations inscrites dans ce registre soulignent une évidence : la violence des rapports sociaux induits par la servitude, une violence qui fait parfois fi de l’intérêt bien compris des propriétaires d’esclaves eux-mêmes.

Ainsi le 27 mars 1817, c’est le commandant du quartier de Saint-Anne en personne qui fait une déclaration. Il s’agit de Charles Joseph Marie Cornette, chevalier de Vénancourt. Né à la Martinique en 1780, il appartient à la noblesse et sa famille possède une habitation sucrière dans le quartier de Sainte-Anne, connue sous le nom d’Henriette. S’il agit ainsi, c’est qu’il est directement concerné par une affaire qui lui semble justifier, selon la formule consacrée, « une déclaration sur le registre du quartier pour servir et valoir au besoin et envers qui de droit ».

Quinze jours plus tôt, dans la nuit du 10 au 11 mars, une esclave est transportée dans une des cases de l’habitation Henriette et avec elle son nouveau-né âgé de 3 ou 4 jours. Le nom de cette esclave ne figure pas dans le document et elle demeure à jamais inconnue mais on sait en revanche ce qu’elle a vécu dans les premiers jours du mois de mars 1817, avant de trouver refuge sur la propriété Vénancourt.

Pour une raison inconnue – peut-être était-elle partie en marronnage ? – son maître avait refusé de la reprendre et l’avait laissée « dans un dénuement absolu de tous secours et soins ». Ce maître s’appelle Girard mais il n’est pas le véritable propriétaire de l’habitation à laquelle sont attachés l’esclave et son enfant. Il a pris cette plantation en location et la main-d’oeuvre qui va avec. Plus encore que les autres habitants, Girard doit donc rentabiliser son investissement, produire et vendre le plus de sucre possible pour rentrer dans ses frais, payer son loyer et dégager des bénéfices. Dès lors, il agit moins en propriétaire qu’en exploitant. Cette situation n’est pas exceptionnelle, les propriétaires pouvant trouver un avantage au faire-valoir indirect de leurs terres ou n’ayant pas les moyens d’agir autrement. Certains choisissent de mettre à la tête de leur habitation un géreur ou un économe, ce qui leur permet éventuellement de quitter la Guadeloupe. Dans tous les cas, cet éloignement favorise les libertés prises dans les comportements, il rend plus visible la logique inhumaine d’une économie de la servitude : obtenir le plus de travail possible de ses ateliers d’esclaves et limiter au maximum les coûts induits par la main-d’oeuvre servile.

La véritable propriétaire de l’habitation louée à Girard s’appelle Marie Geneviève Gruet et elle est la tante par alliance du chevalier de Vénancourt. C’est en raison de ce lien de parenté que cette esclave se fait conduire sur l’habitation Henriette « persuadé que j’en ferais prendre soin ». Elle ne se trompe pas et une autre déclaration nous apprend que la mère et l’enfant ont quitté l’habitation Henriette le 2 avril 1817. Entretemps, le neveu a prévenu sa tante et a jugé utile de faire cette déclaration.

La manière de faire de Girard peut surprendre, d’autant plus que nous sommes au mois de mars 1817. Quelques semaines plus tôt, le 8 janvier 1817, le roi Louis XVIII a signé une ordonnance portant prohibition de l’introduction d’esclaves noirs dans les colonies françaises et donc à la Guadeloupe. Cette ordonnance est complétée par la loi du 4 avril 1818 qui abolit la traite négrière dans les colonies françaises et interdit aux Français d’y prendre part. Dès lors, les naissances sur les habitations deviennent pour les propriétaires, l’un des seuls moyens légaux de renouveler leurs ateliers d’esclaves et d’accroître le nombre de ces derniers. Mais Girard ne connaît pas encore cette ordonnance et peut-être ne voit-il pas plus loin que son intérêt immédiat : un nouveau-né est une bouche inutile qui ne travaillera pas avant plusieurs années.

 

EXTRAIT TRANSCRIT

Esclavage et la société servile de la Guadeloupe au XIX e siècle
[fol. 182 v.]

Je soussigné commandant du quartier de Sainte-anne déclare que dans la nuit du dix au onze mars présent mois, il a été transporté dans mes cases à nègres une négresse de Madame V[euv]e de Brion accouchée depuis tois ou quatre jours, laquelle négresse a déclaré qu’elle avait été forcée à se parti parce qu’elle se trouvait dans un dénuement absolu et tous secours et soins pour elle et son enfant nouveau-né, sur l’habitation de Madame de Brion louée à Monsieur Girard, qui lui avait refusé de rentrer en connaissance de ses besoins ; et que pour ne pas périr ainsi que son enfant, elle s’était fait transporter chez moi comme neveu de madame de Brion et persuadée que j’en ferais prendre soin. Le soussigné, après avoir fait part à Madame de Brion de cet événement, en fait la déclaration sur le registre du quartier pour servir et valoir au besoin et envers qui de droit.

Sainte-Anne, le 27 mars 1817

[signé] Charles Devenancourt

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