[#Patrimoines déchainés] La nuit

Dans une société où la main d’œuvre servile est beaucoup plus nombreuse que les maîtres, où les mesures de surveillance et les moyens de police semblent incapables de prévenir le marronnage ni d’empêcher les esclaves de se révolter périodiquement, la nuit demeure sur les habitations le moment de tous les dangers, des fuites, des attaques, des empoisonnements. C’est aussi le moment des vols dans les champs et dans les parcs à bestiaux. De manière assez paradoxale quand on devine le prix auquel les esclaves sont achetés, les maîtres ne semblent pas s’être beaucoup préoccupés de nourrir leur main-d’œuvre alors même que les règlements les y obligent. Ils préfèrent souvent concéder à leurs esclaves l’usage d’un lopin de terre pour cultiver racines, fruits et légumes – ce sont les « jardins de nègres » mentionnés dans les documents – se dispensant ainsi de distribuer régulièrement de la viande ou du poisson en quantité suffisante. Dès lors, il devient tentant d’utiliser la liberté qu’offre l’obscurité pour se procurer tout ce qui pourra servir de nourriture ou de monnaie d’échange pour des transactions invisibles. Certains maîtres ne sont pas loin de laisser faire, du moment que les vols ont lieu chez les voisins. Et les victimes des vols semblent excédées et n’hésitent pas à se faire justice, parfois avec violence.

Le registre de Sainte-Anne nous offre un exemple de ces vols, avec deux déclarations, la première émanant du propriétaire de l’habitation visée par la tentative de vol et la seconde faite par le propriétaire de l’esclave mis en cause

Leopold Bougourd vit avec son frère sur l’habitation de sa mère Marie-Anne Elisabeth Barot dont la famille habite le quartier depuis le XVIIIe siècle et qui a épousé en 1790 un capitaine de la marine marchande nommé Alexandre Bougourd de Lamarre. Ainsi qu’il le déclare au secrétaire du commissariat de son quartier en février 1815, les « désordres et les vols se commettent journellement sur l’habitation de madame sa mère » et il a déjà plusieurs fois porté plainte, sans résultat. Il en est réduit à organiser des rondes toutes les nuits. C’est le cas le 7 février 1815 où deux voleurs sont surpris dans le parc qui abrite pour la nuit les animaux de basse-cour ; ils réussissent à s’échapper mais Léopold Goubourg, aidé de son frère et de deux de ses esclaves, finit par retrouver l’un des voleurs qui s’est réfugié dans une des « cases à nègres » de l’habitation voisine appartenant à Elie Dubois, une autre famille anciennement installée à Sainte-Anne. Comme souvent, l’habitat des esclaves, fait de cases sommairement construites, est concentré sur une partie de la propriété, ce qui facilite notamment la surveillance. L’esclave refuse de se rendre, il fait preuve de « résistance et d’opiniâtreté », allant jusqu’à s’enfuir par le toit de la case. Un coup de pistolet est tiré – « peut-être trop précipitamment » – mais il n’atteint pas sa cible ; l’esclave reçoit en revanche un ou deux coups de sabre, ce qui ne l’empêche pas d’échapper à ses poursuivants mais pour peu de temps car il est finalement retrouvé sur les terres de l’habitation Bougourd. L’affaire pourrait en rester là mais Léopold Bougourd sait très bien qui est le maître de son voleur. Pour se prémunir d’une éventuelle plainte contre lui et affirmer sa légitime défense, il se rend au bureau du commissariat dès le 8 février au matin pour signer une déclaration.

Sage précaution car deux jours plus tard, c’est au tour de Charles Raby, « habitant de ce quartier », de faire une déposition. Pour lui, l’affaire commence quand son esclave – on apprend qu’il s’appelle Jean-Louis – est découvert dans une case de l’habitation Dubois par les frères Bougourd et deux esclaves ; surpris, il cherche à s’enfuir par le toit de la case. Le coup de pistolet l’épargne, pas les deux coups de sabre qui le blessent grièvement au bras gauche et l’omoplate droit, faisant couler beaucoup de sang. Charles Raby affirme n’être au courant de rien et avoir été prévenu de l’affaire par l’économe de l’habitation Dubois. Mais il appelle aussitôt son chirurgien et fait venir également plusieurs témoins choisis parmi les habitants les plus notables du quartier, un membre de la famille Dubois du Lassossay et le précepteur des enfants de la famille de Préaux. Leur témoignage pourrait avoir du poids dans une procédure judiciaire.

Le registre ne dit rien des suites de cette affaire mais on peut deviner entre les lignes que Léopold Goubourd est persuadé que Charles Rady est au moins complice par passivité mais il ne peut le prouver tandis que Charles Rady de son côté espère être indemnisé pour le préjudice porté à son esclave, c’est-à-dire à son « bien ». De Jean-Louis, et des suites de ses blessures, on ne sait rien.

EXTRAITS TRANSCRITS

Esclavage et la société servile de la Guadeloupe au XIX e siècle
[fol. 173 r.]

Aujourd’hui 8 du mois de février mil huit cent quinze, est comparu au bureau du commissariat du quartier de Sainte-Anne Monsieur Léopold Bougourd, habitant de ce quartier, lequel déclare que pour arrêter les désordres et vols qui se commettent journellement sur l’habitation de Madame sa mère et dont il nous avait déjà porté plainte à diverses reprises, il était obligé de faire la garde toutes les nuits autour de ses parcs pour empêcher l’enlèvement de ses bestiaux, que la nuit dernière il avait surpris deux voleurs dans ledit parc, que ces voleur étant parvenus à s’évader et prendre la fuite, il les avait poursuivis aidé de Monsieur son frère et de deux de leurs nègre ; qu’ils ont joint un des fuyards sur les terres et dans les cases à nègres de M. Elie Dubois leur proche voisin ; que là, emporté de fureur contre la résistance et l’opiniâtreté dudit nègre, qui a repoussé  l’un de ces messieurs et s’est jeté dans une case et a grimpé en haut d’une des fourches ; le frère du déclarant, lui a lâché, trop précipitamment peut-être, un coup de pistolet qui a paru atteindre ledit nègre qui a cependant passé au travers du toit où il a encore reçu un ou deux coups de [sabre]… nous fait la présente déclaration [afin] de se prémunir contre les [poursuites] qu’on serait peut-être [enclins à lancer contre son frère et lui pour une action] si naturelle et a signé

 

Esclavage et la société servile de la Guadeloupe au XIX e siècle
[fol. 173 v.]

Aujourd’hui dixième jour du mois de février mil huit cent quinze, est comparu au bureau du commissariat du quartier de Sainte-Anne Monsieur Charles Rady, habitant de ce quartier, lequel déclare que son nègre Jean-Louis surpris dans une des cases à nègres de M. Elie Dubois par messieurs Bougourd frères et deux de ses [mis pour leur] nègres. Ledi nègre, surpris, voulant se sauver par le faîte de la maison, il lui a été tiré un coup de pistolet qui ne lui a rien fait mais il a reçu deux coups de sabre, un au bras gauche et un sur l’omoplate du bras droit ; ledit nègre Jean-Louis se sentant blessé s’est laissé tomber tout le long du toit de ladite case en perdant beaucoup de sang et s’est retiré à peu de distance sur la terre de M. Bougourd. Le déclarant ne sachant rien de ce qui s’était passé, fut prévenu par le nommé Jean-Jacques Gayan, homme libre, économe de M. Elie Dubois, que son son nègre était blessé de plusieurs coups de sabre et se trouvait sur les terres de M. Bougourd. Le déclarant a fait intervenir M. Delpech son chirurgien, Monsieur Jean-Pierre de Lassosay, Monsieur Alphonse Emlire Brown, instituteur des enfants de M. Charles de Préaux, afin de vérifier les coups de sabre que ledit nègre avait reçus ; Le déclarant fait la présente déclaration pour lui servir en temps et lieu et a déclaré ne savoir signer

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