[#Patrimoines déchainés] « Ne m’appelle pas garçon ! »

Le 4 janvier 1815, Jean-Christophe Coquille Desvagues, qui a remplacé Pierre François dans les fonctions de secrétaire-greffier du quartier de Sainte-Anne, enregistre une déclaration qui témoigne de l’une des conséquences les plus marquantes attachées au statut juridique des esclaves : une existence surplombée par le bon vouloir des maîtres, y compris dans les aspects les plus anodins d’une vie quotidienne où l’incertitude de l’instant est la règle.

L’auteur de la déclaration s’appelle Mathurin Laventure et il appartient à une catégorie précise de la société coloniale, celle des libres de couleur, faite d’esclaves affranchis et de leur descendance née libre. En l’occurrence, Mathurin est un ancien esclave dont l’affranchissement a été déclaré officiellement auprès des autorités, il est donc « patenté » car son ancien maître ou lui-même a payé la taxe prévue à cet effet. Cette nuance est de poids et fait la différence avec les nombreux affranchis de fait, laissés libres par leurs propriétaires mais vivant à la merci d’un contrôle.

Mathurin Laventure ne sait ni lire ni écrire mais il exerce un métier reconnu, celui de charpentier, qu’il a sans doute appris sur une habitation du quartier de Sainte-Anne appartenant à madame Séjour-Descorps. En tant qu’homme libre, il est lui-même en droit de posséder des esclaves et c’est précisément le cas puisqu’il est le propriétaire d’une « négresse » nommée Argine, qui est à l’origine de la déclaration faite à Sainte-Anne.

L’histoire est simple même si les liens entre les protagonistes demeurent dans l’ombre. Mathurin Laventure travaille sur un chantier à Pointe-à-Pitre et il a besoin d’outils qui sont restés à Saint-Anne sur l’habitation de madame Séjour-Descorps ; il envoie Argine auprès de l’économe de l’habitation, nommé Cailleau, afin de récupérer les outils et de les faire porter à Pointe-à-Pitre par un esclave. Rien qui ne sorte véritablement de l’ordinaire et les choses auraient pu en rester là. Mais à son arrivée sur l’habitation, Argine rencontre deux hommes blancs, un nommé Blanc-Descorps, qui est certainement un parent de la propriétaire, accompagné d’un nommé Desténières-Dieaupart fils qui porte un nom connu dans le quartier de Sainte-Anne. Un bref dialogue s’installe entre l’esclave et les deux maîtres, qui tourne bientôt à la brutalité gratuite. Pour la seule raison qu’elle a parlé à Desténières-Dieupart en l’appelant « Monsieur Garçon », un surnom qu’il « porte depuis son enfance » sans doute pour le distinguer de son père, Argine reçoit aussitôt une volée de coups de pied et de coups de poing, au point de provoquer crachement de sang, fièvre et violentes douleurs au ventre. Ce qui n’était à l’origine qu’une simple course finit en un acte de violence totalement imprévisible dont Argine n’avait probablement pas idée quand elle s’est adressée à Desténières-Dieupart.

Mathurin Laventure est prévenu, il se rend sur place, fait examiner Argine par un chirurgien, probablement le chirurgien attaché à l’habitation Séjour-Descorps qui prescrit une saignée et rédige un certificat médical pour servir de preuve en justice. Pour la même raison, Mathurin Laventure vient faire cette déposition au bureau du commissaire en remettant le certificat.

Dans cette scène du quotidien qui vire au drame en un instant, les différents acteurs de la société servile se connaissent, se côtoient et interagissent : les maîtres blancs, l’homme libre de couleur et l’esclave. Mais cette dernière est la seule qui subisse dans son corps l’un des effets inhérents à son statut : la soumission à une brutalité affichée, gratuite, imprévisible et demeurée probablement impunie. Car rien n’indique qu’une suite judiciaire ait été donnée à cette affaire et l’on ne sait pas non plus si Argine a survécu aux coups qu’elle a reçus.

 

TRANSCRIPTION

[fol. 172 v.]

Aujourd’hui quatrième jour du mois de janvier mil huit cent quinze à huit heures du matin, est comparu au bureau du commissariat de Saint-Anne le nommé Mathurin Laventure, homme de couleur libre patenté, lequel déclare qu’étant à la Pointe-à-Pitre à travailler de son état de charpentier, il a envoyé sa négresse nommée Argine chez le nommé Cailleau, homme libre, et économe de madame Séjour Descorps lui demander un nègre pour apporter les outils du déclarant à la Pointe-à-Pitre ; que ladite négresse Argine étant arrivée chez Madame Séjour Descorps où réside ledit nommé Cailleau, [elle] a trouvé Monsieur Blanc Descorps et monsieur Desternières Dieupart fils. Ce dernier ayant dit à la négresse Argine :

– « Ah, te voilà, Argine, tu sors de la Pointe », Argine lui répondit :

– « oui, bonjour Monsieur Garçon », nom que Monsieur Desternières porte depuis son enfance. A ce mot de « Bonjour Monsieur garçon », Monsieur Desternières lui a donné des coups de pied et des coups de poing, au point que ladite Argine s’est trouvée avoir la fièvre et un crachement de sang en se plaignant beaucoup de l’estomac et du bas du ventre. Le déclarant ayant su l’événement qui était arrivé à sa négresse, s’est transporté de la Pointe-à-Pitre à Sainte-Anne et a fait venir ladite négresse pour être visitée par un chirurgien au rapport ; D’après la visite qui en a été faite, le chirurgien au rapport a ordonné une saignée et a donné au déclarant un certificat pour constater la maladie de sa négresse et valoir en justice ce que de droit, le certificat déposé au bureau du commissariat en cas de besoin.

Ledit déclarant a déclaré ne savoir signer.

[signé] : Coquille Desvague, secrétaire

 

 

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