[#Patrimoines déchainés] Transactions

A la Guadeloupe comme dans les autres mondes coloniaux du même type, la servitude infuse toutes les states de la société et elle se monnaye. On achète ou l’on vend des esclaves, on les loue, on les échange, on les met en gage, on les utilise comme un moyen de paiement pour éteindre une dette ou faire une acquisition. Un acte, souvent écrit dans un langage juridique ampoulé, vient mettre en forme les accords passés entre les parties, ce qui permet aujourd’hui de les connaître et de les étudier. Le registre du quartier de Sainte-Anne contient de nombreuses transactions de ce type car elles ne passent pas toutes devant un notaire qui va les authentifier et les garantir. Un accord à l’amiable rédigé sous seing privé évite des frais supplémentaires et il est toujours possible de faire ensuite copier l’acte par le secrétaire-greffier du quartier et d’en obtenir une copie certifiée. C’est même la raison principale pour laquelle les habitants du quartier se déplacent jusqu’au bureau du commissariat.

En voici trois exemples.

Le 4 décembre 1808, le secrétaire-greffier Pierre François copie et enregistre un accord sous seing privé passé quelques jours plus tôt à Sainte-Anne entre la veuve Réache et un nommé Louis François Elisabeth Venoix d’Hottentot. En 1799, ce dernier a pris en location une habitation appartenant à la veuve Réache, avec les esclaves attachés au domaine. Neuf ans plus tard, on découvre que deux femmes figurant dans le contrat de location avec leur nom, leur âge approximatif et l’estimation de leur prix, n’étaient déjà plus présentes en 1799. Il a certes fallu 9 ans pour s’en apercevoir mais pour éviter une accusation de tromperie, la veuve Réache préfère transiger. Pour le prix de la location payée en trop, Venoix d’Hottentot recevra deux autres esclaves dont on connaît les noms : Petite-Reine et Florine dont la valeur couvrira le préjudice. Les esclaves « fantômes » sont également citées. L’une s’appelle Zaïre et on ne sait rien de plus ; la seconde, Jeanne, a été vendue par le gouvernement comme étant une « épave », trop vieille ou trop malade. Le vocabulaire employé va droit au but et ne s’embarrasse par de circonvolutions : les esclaves ont été « prisés et estimés » comme des meubles et dès l’instant où les papiers sont signés, leur nouveau propriétaire « peut en faire, jouir, disposer et aliéner comme chose à lui appartenante », ce qui en l’occurrence est la pure vérité comme en témoigne précisément le contrat passé avec la veuve Réache.

Le 7 novembre 1809, un nommé Labatut vend « une négresse nommée Sophie » à Pierre Pipy. La transaction se déroule à Pointe-à-Pitre mais elle est enregistrée le 12 novembre suivant à Sainte-Anne où Pipy possède une habitation. Le document mentionne le prix de vente, 1980 livres qui sont payées immédiatement en espèces. Peut-être à la demande de l’acheteur, le vendeur éprouve néanmoins le besoin de prouver qu’il est bien le propriétaire de son esclave et il fournit donc une « origine de propriété », en l’occurrence une facture acquittée datée du 1er décembre 1807. On apprend que Sophie, qui n’avait pas encore reçu ce prénom, était le lot n°15 de la vente et qu’elle provenait de la cargaison d’un navire négrier anglais. La France napoléonienne étant depuis plusieurs années en guerre avec l’Angleterre, le négrier, qui devait rejoindre l’une des colonies anglaises des Antilles, avait été capturé par un corsaire français armé à la Guadeloupe et commandé par la capitaine Grassin. Selon les lois de la guerre navale, le navire capturé et sa cargaison appartenaient désormais aux armateurs du corsaire qui les mirent en vente. Labatut débourse 1440 livres auxquelles s’ajoutent des droits de douane supérieurs à 10 % et une taxe supplémentaire qui représente 4,2% du prix de vente. Le commerce des esclaves est alors parfaitement légal, les ramifications du système servile s’étendent à toute la société et l’Etat n’éprouve donc aucun scrupule à engranger de l’argent sur de telles transactions. Au total, son achat coûte à Labatut 1671 livres 19 sols et 4 deniers. Deux ans plus tard, il perçoit 1980 livres, faisant ainsi un bénéfice de près de 309 livres, soit un gain de supérieur à 18 % sur deux ans. Sophie nous demeure inconnue, on sait juste qu’un jour de 1807, son destin et les hommes l’ont conduite à la Guadeloupe plutôt qu’à la Jamaïque.

Quelques années plus tard, le 17 juillet 1817, une nouvelle transaction est enregistrée à Sainte-Anne. La vente a eu lieu à Pointe-à-Pitre un mois et demi plus tôt mais l’acheteur est un « habitant sucrier » du quartier de Sainte-Anne où il compte bien faire travailler ses nouveaux esclaves. « Nouveaux », ces esclaves sont ainsi désignés car ils ne sont pas créoles, ils ne sont pas nés à la Guadeloupe. Ils ont été transportés directement d’Afrique où un navire négrier espagnol, l’Eugénie, est venu les prendre dans un port le long de la côte des Lahous au nord du golfe de Guinée. Le document mentionne la nation « Caplahou », qui correspond en fait à leur lieu d’embarquement, là où convergent certaines routes terrestres de la traite africaine.

A cette date, la France vient d’interdire la traite négrière par une ordonnance royale du 8 janvier 1817 mais elle n’a pas encore été publiée dans la Gazette officielle de la Guadeloupe. Les autorités espagnoles s’apprêtent de leur côté à autoriser les navires anglais à visiter les bateaux espagnols pour réprimer la traite mais il faut encore attendre le mois de novembre et la mise en oeuvre de cette décision prendra du temps. Il est donc toujours possible de se procurer de nouveaux esclaves d’une manière officielle et de les faire inscrire sur un registre public par un représentant de l’administration.

Le montant de la transaction est important, plus de 18 000 livres mais dans la vente d’une habitation ou d’un domaine, les esclaves comptent souvent pour la moitié du prix. Cet argent demeure néanmoins largement virtuel. En effet, dans une île où le numéraire est rare, Budan ne va pas payer comptant. Le vendeur accepte donc de recevoir du sucre brut pour la moitié de la transaction, à charge pour lui de le faire transporter en France pour être revendu en espérant faire une plus-value. Pour l’autre moitié, une tierce personne est mise à contribution. Elle s’appelle Chirot et doit de l’argent à Budan qui se désiste au profit de son vendeur. Désormais Chirot doit rembourser ce qu’il doit, non plus à Budan mais à Chavanne. Il n’y là rien d’exceptionnel et les endossements de traites sont une pratique courante qui repose sur la confiance et sur la capacité du débiteur à rembourser son créancier. Chavanne accepte donc de prendre des risques.

On ne connaît des six esclaves achetés que les informations figurant habituellement dans les actes de ce type : le sexe et l’âge approximatif ainsi que les noms qui leur ont été donnés, en fait des prénoms ou des surnoms ; ainsi les deux plus jeunes, s’appellent Caprice et Désir et ils ont ainsi respectivement dix et douze ans. On sait peu de choses en vérité mais en l’absence d’un état civil des esclaves ou des archives produites par la gestion de l’habitation-sucrerie Budan, c’est tout ce que l’on conserve pour évoquer six destinées humaines : quelques mots sur un document.

Les 102 pages du registre de Sainte-Anne contiennent bien d’autres actes. N’hésitez pas à les consulter dans l’inventaire en ligne sur notre site internet.

 

EXTRAITS TRANSCRITS

Esclavage et la société servile de la Guadeloupe au XIX e siècle
[fol.140 v.]

[dans la marge] Reconnaissance de la v[euv]e Réache concernant M. Venoix d’Hottentot, relative à deux négresses

Je soussignée V[euv]e Réache reconnais que par erreur j’ai loué et affermé à Monsieur Louis François Elisabeth Venoix d’Hottentot sur mon bien dit l’Homau, deux négresses qui n’en dépendant plus : la première, nommée Jeanne, vendue par le gouvernement comme épave et l’autre nommée Zaïre, qui n’a été estimée et portée dans l’acte de location également que par erreur. A cet effet, reconnaissant lui devoir une indemnité proportionnée aux neuf années qu’il devait attendre et recueillir de chacune d’elle, et pour éviter tout procès ou même discussion à cet égard, je me dessaisis dès ce moment et pour toujours de la propriété des deux négresses nommées Petite-Reine et Florine, lesquelles deux esclaves ont été évaluées et prisées entre nous à la somme de deux mille deux cents livres chacune, ce qui équivaut à peu près à celle de cinq cents livres par an qu’il aurait droit de réclamer en diminution du prix annuel de la location de l’habitation l’Homau. C’est pourquoi il peut à l’instant même en faire, jouir, disposer et aliéner comme chose à lui appartenante, lui garantissant à cet égard tous troubles ou inquiétudes relatifs à ladite vente.

Sainte-Anne, le 29 novembre 1808, approuvé l’écriture, signé V[euv]e Réache

Collationné conforme et enregistré le 4 décembre 1808

[signé] François, secrétaire-greffier

Esclavage et la société servile de la Guadeloupe au XIX e siècle
[fol. 146 r.]

[dans la marge]Pointe-à-Pitre, 1807, 28 octobre

Vente publique

Doit M. Labattut à la cargaison du négrier anglais Elizabeth, prise faite par le cordaire français G[énéra]l Ernou, capitaine Grassin, savoir :

– n°15 une négresse…… 160 g[our]des ………..1440 [livres]

– droit de douane                                                   166 [livres] 13 sols 4 [deniers]

– 4,2%                                                                     65 [livres] 6 [sols]

Pour acquit le 1er décembre 1807, signé Lehoute : 1671 [livres] 19 [sols] 4 [deniers]

[dans la marge] Vente d’une négresse par M. Labatut à M. P[ierr]e Pipy , 1980 livres

Je soussigné déclare avoir vendu et livré à Monsieur Pierre Pipy, habitant de Sainte-Anne ma négresse nommée Sophie porté sur mon dénombrement et sur la vente ci-dessus, pour le prix et somme de dix-neuf cent quatre-vingt livres qu’il m’a comptées en espèces. Pointe-à-Pitre, le 7 novembre 1809, approuvé l’écriture ci-dessus. Signé Labatut.

Collationné conforme, enregistré le 12 novembre 1809.

[signé] François, secrétaire-greffier

 

Esclavage et la société servile de la Guadeloupe au XIX e siècle
[fol. 183 r.]

[dans la marge] Vente de six nègres de M. Chavanne à M. Budan, 18700 [livres]

Je soussigné déclare avoir vendu et livré à Monsieur Budan, habitant sucrier au quartier de Sainte-Asix nègres nouveaux de nation Caplahou, provenant de la goélette espagnole l’Eugénie, capitaine Jean-Baptiste Carvin, dont suivent les noms et âges, savoir : Isidor, âgé d’environ quarante-cinq ans, Lindor trente, René vingt-un [ans], Edouard vingt [ans], Désir douze [ans] et Caprice dix [ans], les six ensemble pour prix et somme de dix-huit mille sept cents livres payables, mille gourdes ou neuf mille livres en sucre brut, que j’ai reçu de Monsieur Mérentier, son commissionnaire et neuf mille sept cents livres en un billet souscrit par M. Chérot à l’ordre de M. Budan qui m’en a fait le transport pour solde de la présente.vente. Pointe-à-Pitre, le 4 juin 1817. Signé Chavanne.

Collationné conforme, enregistré le le jour Sainte-Anne le 17 juillet

[signé] Coquille S[ain]t-Germain, s[ecrétai]re-greffier du commandant

Retour aux actualités