[#Patrimoines déchainés] Un regard sur l’esclavage et la société servile de la Guadeloupe.

Le registre de déclaration du bureau du commandant de Sainte-Anne, île Grande Terre, Guadeloupe

Depuis 2022, les Archives départementales de la Guadeloupe participent à l’opération « Patrimoines déchainés », lancée par la Fondation pour la mémoire de l’esclavage pour mettre en valeur les richesses patrimoniales françaises en lien avec l’esclavage et ses héritages.

Pendant la semaine qui précède la date du 27 mai retenue à la Guadeloupe pour commémorer les abolitions de l’esclavage de 1794 et de 1848, nous avons choisi de mieux faire connaître un témoignage éloquent du fonctionnement de la société servile guadeloupéenne dans le premier tiers du XIXe siècle. Il s’agit en l’occurrence du Registre de déclaration du bureau du commandant de Sainte-Anne, île Grande Terre, Guadeloupe, registre n°2, ainsi qu’il est désigné en 1816 par l’un de ses rédacteurs.

La première caractéristique de ce document, qui rend sa conservation si nécessaire, est d’être unique. Certes, il porte le numéro 2 mais le registre numéro 1 a disparu ainsi que les registres suivants. Sainte-Anne n’était pas non plus le seul quartier à disposer d’un commandant et d’un bureau susceptibles de produire des registres de ce type ; au contraire tous les quartiers de la Guadeloupe avaient à leur tête un commandant, ils étaient 25 en 1809 et 30 en 1821 selon l’Almanach de la Guadeloupe et dépendances. Mais jusqu’à présent, aucun autre registre de quartier n’a été retrouvé. La négligence, les mauvaises conditions de conservation et l’oubli peuvent expliquer ces lacunes aussi incontestables que dommageables.

En l’occurrence, plutôt que de registre, il vaudrait mieux parler d’un précieux « vestige » car ce grand document au format in folio (42,5 cm sur 25,5 cm) a beaucoup souffert des morsures du temps : les plats et le dos de la reliure ont été arrachés, les cahiers ont en partie disparu et les rongeurs n’ont pas épargné les feuillets suivants. Mais il nous reste 102 pages, écrites entre le 1er octobre 1808 et le 17 octobre 1821 et chacune d’entre elle est une plongée dans la vie quotidienne d’une société fondée sur l’esclavage et le travail servile.

Le quartier de Sainte-Anne

Jusqu’en 1837 et la publication du décret colonial du 20 septembre concernant l’organisation municipale, le territoire de la Guadeloupe est divisé en quartiers qui servent de subdivisions de base pour l’administration civile de la colonie et pour la répartition des unités de défense militaire que sont les milices, autrement appelées gardes nationales. Dans la plupart des cas, le territoire de ces quartiers se confond avec celui des paroisses, circonscriptions religieuses confiées par l’église catholique à ses curés et desservants.

Situé le long de la côte au vent, à 20 km à l’est de Pointe-à-Pitre, le quartier de Sainte-Anne, avec son bourg portuaire, est au début du XIXe siècle « un des plus considérables et des mieux cultivés de la colonie » si l’on en croit la description donnée par le colonel Eugène-Edouard Boyer-Peyreleau dans l’ouvrage qu’il publie en 1825 sous le titre Les Antilles françaises, particulièrement la Guadeloupe, depuis leur découverte jusqu’au 1er novembre 1825. Et c’est aussi, selon l’historien Jacques Adélaïde-Merlande, un quartier au « profil particulièrement esclavagiste »[1]. La population atteint en effet 6095 habitants dont près de 90% sont des esclaves qui travaillent pour l’essentiel sur les 149 habitations que compte le quartier, principalement des habitations-sucreries, des cafèteries et des plantations de coton. Les 13% restant se répartissent entre les blancs, au nombre de 465 et libres de couleur qui comptent pour 321. Avant son transfert à Pointe-à-Pitre en 1767, un tribunal de première instance appelé sénéchaussée, siégeait au bourg de Sainte-Anne et l’on peut penser que le bureau du commandant-commissaire du quartier occupe ce bâtiment qui jouxte la geôle. Pendant la Révolution, le quartier de Sainte-Anne est un foyer de contestation avec plusieurs soulèvements d’esclaves. Au mois d’octobre 1802, alors que l’ancien système colonial est progressivement rétabli, une dernière révolte provoque le meurtre de nombreux blancs et suscite une répression féroce de la part des autorités. De nombreux anciens esclaves d’habitation en voie de le redevenir, participent activement au soulèvement et dix années plus tard, ces événements sont toujours en mémoire.

Le commissaire-commandant du quartier et son secrétaire-greffier

Depuis 1759, et non sans quelques vicissitudes et interruptions, le gouverneur de la colonie désigne un agent à la tête de chaque quartier, qui porte selon les périodes le titre de commandant, de commissaire-commandant ou de commissaire civil. Comme tous les officiers supérieurs de la milice, ces commandants de quartier sont choisis parmi les notables de la colonie, propriétaires terriens bien établis dans leur quartier et désignés sous le nom d’habitants, en référence aux domaines agricoles dont ils sont propriétaires et que l’on appelle des habitations. Vivant au milieu de leurs pairs, soumis aux diverses influences de leur milieu, ils ne sont pas nécessairement les mieux placés pour agir avec une parfaite impartialité.

Au début du XIXe siècle, parmi leurs nombreuses attributions, les commandants doivent veiller à la sécurité publique dans leur quartier, à l’exécution des règlements et des ordres transmis par les autorités supérieures, à l’information de ces mêmes autorités sur les événements survenus dans leur circonscription. Ils sont responsables en particulier de la geôle de leur quartier, de l’arrestation des malfaiteurs, des perturbateurs à l’ordre public et des suspects. Et comme on le verra par la suite, la surveillance des esclaves dans les espaces publics et la répression du marronnage, sont une part essentielle de leur mission

Les commandants de quartier sont assistés parfois d’un sous-commissaire, plus généralement d’un ou plusieurs agents de police et davantage encore d’un secrétaire-greffier chargé de recevoir les administrés, de tenir les registres, de rédiger les actes, notamment les actes de naissance, mariage et décès en leur qualité d’officier d’état civil.

A Sainte-Anne en 1808, le commandant de quartier signe Charles de Richemont. Il s’agit de Charles Gabriel Guillaume Lemercier de Maisoncelle de Richemont, né à Petit-Canal en 1760, ancien sous-brigadier à la compagnie des mousquetaires du roi, créée en 1778 à la Guadeloupe et dont son père occupe la lieutenance. Sa famille est originaire de Nantes, établie aux Antilles depuis l’année 1654 au moins. Un de ses aïeuls, colonel des troupes de marine s’est établi sur la Grande-Terre avant d’être anobli par le roi Louis XV en 1734. Après plusieurs années passées en exil sous la Révolution, Charles de Richemont est rentré en 1802 et occupe la fonction de commandant de quartier depuis le 27 octobre de la même année.

Le secrétaire-greffier du quartier porte plus modestement le nom de Pierre François ; Il est originaire de Bourgogne où il est né vers 1747. Son nom apparaît dans les archives en 1795 alors qu’il occupe les fonctions d’agent national de la commune de Sainte-Anne, créée en 1793 sous le nom de Fraternité. Il passe ensuite secrétaire-greffier de la municipalité puis du quartier en 1802 et c’est lui qui tient notre registre jusqu’au mois de mars 1813, date de son décès. On sait peu de choses de lui sinon que son écriture est appliquée et soignée, ce qui facilite la lecture du document.

Le registre

Les habitants du quartier de Sainte-Anne, dès lors qu’ils sont libres, ont de multiples raisons de faire appel au bureau du commandant de quartier. Il s’agit souvent de faire enregistrer et copier un acte passé sous seing privé, parfois plusieurs années auparavant : quittances, comptes, contrats de location d’une habitation, reconnaissances de dettes, cessions de terres, états des lieux, donations, etc. Les ventes d’esclaves sont très nombreuses de même que les affranchissements. L’objectif de cette démarche est de faire reconnaître l’authenticité de l’acte par une autorité publique et d’en obtenir une copie certifiée. Pour ce faire, le document est soigneusement copié – « collationné conforme et enregistré » – sur le registre et revêtu de la signature du secrétaire greffier. Mais notre greffier reçoit également de nombreuses déclarations de toutes sortes, et notamment pour signaler un accident, la perte d’un portefeuille ou d’un document. La déclaration enregistrée devant témoin est sensée garantir la bonne foi du déclarant et se substituer au document perdu. Un conflit de voisinage qui s’éternise, un drame familial qui dégénère, un vol, trouvent également leur place dans ce registre qui sert alors de main-courante. Dans ces conflits répétés qui échappent ordinairement à la justice, les maîtres ne semblent pas hésiter à utiliser leurs esclaves. Le registre contient enfin quelques-unes des décisions prises par le commissaire-commandant du quartier : la pose de scellées dans la case de l’économe d’une grande habitation, la délivrance de certificats de résidence, ou d’exemption de service dans la milice, le recrutement d’un nouvel agent de police qui sera en outre chargé de la geôle du quartier, avec l’énumération des tâches à accomplir dans le bourg pour garantir la sécurité publique.

Ce document a fait partie des archives qui ont été collectées à travers toute la Guadeloupe par la Fédération mutualiste de la Guadeloupe afin de compléter les collections de son musée social colonial, inauguré à Pointe-à-Pitre le 23 juillet 1916 par le gouverneur Merwart. L’intention est d’exposer pour la première fois les vestiges du patrimoine guadeloupéen et de son histoire. Outre des archives, le fonds du musée comprend des objets, des livres et des médailles. L’initiative de la fédération a certainement permis de sauver des documents autrement voués à la destruction et ces archives ont naturellement rejoint les Archives départementales après la création du service.

Le Registre de déclaration du bureau du commandant de Sainte-Anne, île Grande Terre, Guadeloupe, registre n° 2 est désormais accessible en ligne sur le site internet des Archives départementales de la Guadeloupe (www.archivesguadeloupe.fr). Chaque jour et jusqu’au samedi 27 mai, nous vous proposerons un des actes de ce registre qui donnera à voir, à hauteur d’homme, le fonctionnement de la société servile dans les trente années qui précèdent l’abolition de l’esclavage.

Nous remontons demain au 2 mars 1810 et nous avons rendez-vous avec Antoine Bayle, « lequel a demandé à occuper les places de commis à la police et de concierge de la geôle du quartier de Sainte-Anne ».

[1]. Jacques Adélaïde-Merlande (dir.), Histoire des communes. Antilles-Guyane, éditions G. Maef, vol.5, 1993, p. 191.

 

registre de déclaration du bureau du commandant de Sainte-Anne, archives départementales de la Guadeloupe
Extrait du registre de déclaration du bureau du commandant de Sainte-Anne, Archives départementales de la Guadeloupe, 4R001.

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