Une semaine sur une habitation-sucrerie, 20 ans avant l’abolition de l’esclavage.

Le 27 mai 1848, le gouverneur de la Guadeloupe publie un arrêté dont l’article premier est aussi lapidaire qu’explicite : « L’esclavage est aboli ». Il ne veut ou ne peut attendre le décret gouvernemental portant abolition de l’esclavage dans les colonies françaises car il craint la propagation de l’agitation dans les villes mais aussi sur les habitations qui forment le socle de l’économie coloniale et où les esclaves sont les plus nombreux, et de très loin.

Vingt ans auparavant, en janvier 1828, un nommé B Pujos est recruté précisément sur l’une de ces habitations-sucrerie. Il sera le « géreur » de l’habitation La Mineure, située sur le territoire de la commune du Moule.

Les documents qu’il a rédigés et que les hasards de la conservation viennent de faire entrer dans les collections des Archives départementales de la Guadeloupe, nous permettent de toucher au plus près la réalité du système servile et de son fonctionnement, deux décennies avant sa disparition, deux décennies qui semblent une éternité.

Habitation La Mineur Esclavage

Pujos est un « géreur ». Entouré d’un économe, il administre l’habitation-sucrerie pour le compte du propriétaire qui ne réside pas sur place. Il s’agit en l’occurrence d’Etienne Ruben de Couder qui a acheté la propriété de 150 hectares en 1814 avant de rentrer en France avec sa famille et de s’installer en Gironde, dans le petit village de Virelade. Pour le tenir informé à distance de la situation, Pujos lui envoie chaque trimestre un « journal des travaux et comptes de dépenses, fabrication de sucre et rhum… » qui consigne au jour le jour les travaux accomplis par les esclaves. Car le travail exécuté dans les champs de cannes, au moulin à vent où l’on broie les cannes, dans la sucrerie et ses dépendances où se fabrique le sucre brut, les sirops et le rhum, repose sur la présence de 130 esclaves, hommes femmes et enfants. En fonction de leur âge et de leur force physique, ils sont répartis entre le grand atelier chargé des travaux les plus durs dans les champs et le petit atelier dont les activités sont moins physiques. Quelques esclaves sont considérés comme des ouvriers et mentionnés à part. Ce sont les charpentiers, les maçons ou les tonneliers qui échappent à la coupe des cannes ; d’autres travaillent surveillent le moulin ou font fonctionner la sucrerie.

Ainsi organisée, l’habitation La Mineure arrive à produire 121 tonnes de sucre brut qui sont transportées par bateaux jusqu’à Nantes ou à Bordeaux. La vente de ces barriques de sucre assure, en partie, le train de vie d’Etienne Ruben de Couder qui possède également des vignes en Gironde où il produit du vin blanc et rouge qu’il écoule notamment à la Guadeloupe.

Pour Pujos, comme pour Ruben de Couder ou Jean Yon son homme d’affaires à Bordeaux ou Jacques Lafond son mandataire à la Guadeloupe, le recours à l’esclavage pour faire fonctionner l’habitation va de soi. Et c’est la raison pour laquelle, Jacques Lafond achète 16 esclaves supplémentaires en 1828, désignés sous le terme de « nègres nouveaux », signifiant ainsi qu’il s’agit probablement de captifs importés directement et illégalement d’Afrique alors que la traite négrière est pourtant formellement prohibée depuis 1817.

Habitation La Mineur Esclavage

Voici la transcription partielle du journal pour la semaine du lundi 26 mai au dimanche 1er juin 1828, soit 20 ans jour pour jour avant la proclamation de l’abolition.

 

Lundi 26 mai

L’atelier coupe des cannes plantées dans la pièce n°8 jusqu’à 9 heures, ensuite prendre de la bagasse jusqu’à midi. Deux voitures charrient des cannes au moulin. Envoyé deux barriques de sucre au bourg. Les cabrouets [charrettes servant au transport des cannes] ont rapporté quatre tierçons [tonneaux] vides. Les ouvriers : Joachim garde le moulin mis au vent à huit heures et ½. Calme plat. Casimir à la sucrerie. Les tonneliers montent des barriques. André fait des « cases à nègre ». Après-midi : suspension de tout travail au dehors par cause de mauvais temps. Neuf malades. Mauvais temps

Mardi 27 mai

L’atelier en sortant a piqué les piquets à cause du mauvais temps tout le reste de la journée. 9 malades, mauvais temps.

Mercredi 28 mai

L’atelier en sortant a piqué le fumier sous les arbres, ensuite coupé des cannes. 4 voitures l’ont charrié au moulin. Les ouvriers : Joachim garde le moulin mis au vent à 9 heures. Bonne brise de vent à la nuit. Casimir fait le sucre. André fait des « cases à nègre ». Les tonneliers montent des barriques. Après-midi, donné la demi-journée. Deux voitures charrient de la paille dessous les arbres. Les autres continuent à charrier des cannes. 9 malades, mauvais temps.

Jeudi 29 mai

L’atelier coupe des cannes plantées dans la pièce n°8. Fini de travailler la pièce à 8 heures. Ensuite aller planter la pièce n°9. Le petit atelier amasse des plans et des têtes de cannes. Trois voitures charrient des cannes au moulin, une autre des plants. Les ouvriers : Joachim garde le moulin mis au vent à 7 heures. Calme, du vent à la nuit. Casimir fait le sucre, André et Antonin, faire des « cases à nègres », les tonneliers, monter des barriques. Après-midi : l’atelier fait la pièce n°9. Tout le reste, même travail que ce matin. 11 malades, mauvais temps.

Vendredi 30 mai

L’atelier fouille la pièce n°9, le petit atelier amasse des plants. Quatre voitures charrient de la paille dans les parcs et sous les arbres. Les ouvriers : Joachim garde le moulin mis au vent à 7 heures ½. Petite brise, déventé à la nuit. Casimir fait le sucre ; André et Antoine : faire des « cases à nègre », les tonneliers montent des barriques ; l’atelier plante la même pièce, tout le reste même travail que ce matin. 10 malades, mauvais temps

Samedi 31 mai

Donné la journée exceptée le quart du moulin mis au vent à 6 heures 30. Petite brise, déventé et fini les cannes à 11 heures ½. Après-midi, envoyé trois barriques de sucre au bourg. Les cabrouets sont revenus à vide. 10 malades, mauvais temps.

Dimanche 1er juin

Les « nègres » ont été aux herbes ensuite transporté le sirop de la purgerie à la citerne. Fait la distribution du sel.

Arch. dép. Guadeloupe, 56 J 1-5, fonds de l’habitation La Mineure (1827-1829).

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